[Tribune] Décret anti-immigration de Trump : « une attaque contre la science »

Recherche Mis en ligne le 15 mars 2017
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Tribune de Bassem Hassan, chef d’équipe à l’Institut du Cerveau – ICM, sur le site de  The Conversation – Le premier décret anti-immigration signé par le Président des États-Unis Donald Trump, aujourd’hui invalidé, n’a pas uniquement eu des répercussions que sur les ressortissants des pays concernés. De nombreux scientifiques auraient, eux aussi, pu se retrouver dans l’incapacité de poser le pied sur le sol américain. Une attaque contre les chercheurs et la liberté de circulation de la science.

Beaucoup de choses ont été écrites au sujet du décret anti-immigration signé par le président des États-Unis Donald Trump et interdisant l’entrée aux États-Unis des ressortissants de sept pays à majorité musulmane, soit plus de 200 millions d’individus.

Ce premier décret a été invalidé par la Cour suprême des États-Unis, mais Donald Trump s’applique à le réinstaurer sous une autre forme. Pendant ce temps, des universitaires sont retenus et interrogés dans les aéroports américains, tandis que d’autres se demandent s’ils doivent annuler leur voyage prévu vers les États-Unis.

Au-delà des effets que ce décret a sur les vies de nombreux individus du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, il entraîne également de sérieuses répercussions pour la science.

L’interdiction de voyages mise en place par Donald Trump fait partie intégrante d’une idéologie plus large, en guerre avec la pensée critique et rationnelle. C’est dans cette perspective que la communauté scientifique se sent la plus concernée.

Une attaque contre les scientifiques

Les États-Unis sont aujourd’hui la plaque tournante de la recherche mondiale et une des sources principales de scientifiques et d’ingénieurs de talent. Il est difficile d’estimer le pourcentage de scientifiques actifs dans le monde formé aux États-Unis, mais il est établi qu’environ 30 à 50 % des scientifiques et ingénieurs formés aux États-Unis titulaires d’un doctorat sont d’origine étrangère.

Nombre de ces individus très talentueux retournent dans leur pays d’origine pour soutenir le développement sur le terrain. Beaucoup d’entre eux restent aux États-Unis pour devenir des chercheurs, des ingénieurs, des médecins ou des entrepreneurs soutenant ainsi l’économie américaine.

Cela peut sembler anecdotique, mais il est utile de réfléchir au fait que si le père ou la mère d’un futur Steve Jobs souhaitait entrer aux États-Unis aujourd’hui, il en serait peut-être empêché. Comme l’a souligné un panel de scientifiques et d’experts en sécurité après les attaques du 11 septembre, les États-Unis ont autant, voire plus, besoin de l’afflux de personnes que le reste du monde a besoin de pouvoir entrer sur le territoire américain.

Il est particulièrement éclairant de se rappeler que déjà, en 1996, 21 % des membres de l’Académie des sciences américaine étaient d’origine étrangère… et cela sans prendre en compte les enfants de parents immigrés, nés aux États-Unis, membres de l’Académie.

Aux États-Unis se tiennent des conférences scientifiques parmi les plus importantes au monde, comme les Gordon Conferences, là où sont échangées certaines des plus grandes idées qui détermineront le futur de notre monde. Ce n’est donc pas une surprise si l’Association européenne de biologie moléculaire (European molecular biology organisation) a vivement critiqué l’interdiction de voyages et créé une plateforme sur laquelle ses membres peuvent proposer d’accueillir leurs collègues victimes de cette interdiction. Au 10 mars, 1022 scientifiques – parmi eux, bon nombre de Français – avaient déjà proposé l’accès à leur laboratoire, à un microscope, à de l’ADN de drosophile (une mouche, modèle privilégié pour réaliser des études génétiques) ou juste… un lit ! Des centres de recherche ont aussi manifesté leur solidarité, à l’image de l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (Institut du Cerveau – ICM) auquel j’appartiens. Son invitation à été adressée à « tous les collègues qui ont besoin d’un lieu d’accueil pendant cette période difficile ».

De nombreux scientifiques se demandent désormais s’ils doivent boycotter les conférences et refuser de prendre la parole aux États-Unis, en soutien à leurs collègues bannis. D’autres pensent que cela serait contre-productif, et le débat fait rage. Les deux camps ont d’excellents arguments et la réponse n’est pas simple.

Ce qui est clair, c’est que les politiques isolationnistes et discriminatoires se poursuivent. Un boycott scientifique aurait d’importantes justifications morales et politiques, comparables à celles d’autres mouvements de boycott protestant contre les politiques discriminatoires partout dans le monde.

Une attaque contre la science

Ce décret anti-immigration est profondément nocif pour les échanges et les progrès scientifiques aux États-Unis et probablement dans le monde entier, et pas uniquement parce qu’il est sans doute basé sur des données erronées. Mais la philosophie et celle de l’administration Trump qui le sous-tend fait peser une menace plus grande encore.

Si le terme « fait alternatifs », utilisé pour légitimer des contre-vérités, est un excellent sujet pour des billets humoristiques, l’idéologie sous-jacente est, elle, loin d’être amusante.

D’un point de vue scientifique, tout cela est tragique. La science est précisément le processus consistant à générer des faits – ce que nous appelons des « données ». En science, il n’y a pas de « faits alternatifs ». Il peut y avoir des interprétations différentes d’un même fait, mais pas de faits alternatifs.

Sans confiance dans les faits, il ne peut y avoir de débat significatif sur l’interprétation des résultats et donc, pas de progrès. C’est un fait que la planète se réchauffe. C’est un fait que l’activité humaine contribue de manière significative à ce réchauffement. Les scientifiques peuvent débattre sur la façon d’appréhender ces changements et sur le modèle qui prédit le mieux les effets futurs. En revanche, ils ne sont pas en désaccord sur les faits.

La science est bien plus que l’accumulation de données. Le processus d’analyse et de discussion à partir des données en fait partie intégrante. Un processus permettant une pensée rationnelle, l’ouverture du débat et l’évolution de la compréhension des choses, et non la mise en avant de préférences personnelles, de partis pris individuels et de positionnements idéologiques.

Et ce n’est pas le monopole des gens en blouse blanche, qui utilisent un langage bizarre et boivent trop de café. La science est la prérogative de toutes les personnes sur cette planète. Elle soutient la liberté d’exploration, le respect pour le débat constructif et la reconnaissance d’une idée supérieure basée sur des preuves.

C’est ce que l’attitude et les mots de l’actuelle administration américaine cherchent à discréditer.

L’interdiction de voyages imposée à certains par l’administration américaine n’est qu’un symptôme d’une attaque plus large et plus dangereuse des valeurs fondamentales de la pensée rationnelle, de la formation d’opinions basées sur des preuves et de débats productifs.

Il est particulièrement ironique que nous soyons témoins d’attaques envers des faits et des populations provenant du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, quand le père de la méthode scientifique n’est autre que le grand scientifique et mathématicien Ibn Al-Haytham, originaire d’une région correspondant à l’Irak actuel.

Ce n’est pas non plus une coïncidence que cette attaque compte parmi ses victimes les médias et l’autorité judiciaire.

Les valeurs mentionnées plus haut sont fondamentales pour la recherche scientifique. Elles font également partie intégrante de la démocratie d’aujourd’hui, du respect de la dignité humaine et de l’égalité. En tant que telles, elles doivent être défendues par nous tous et plus particulièrement, par les scientifiques.